Penser les représentations et réinventer internet pour plus de diversité et de communauté
💖 💖 The Allyance est votre expert diversité, inclusion et recrutement dans le domaine de la tech.
Léa, notre plume, suit le travail de Jennifer Padjemi avec ferveur. Après avoir recommandé son dernier ouvrage dans nos recommandations lecture, c’est tout naturellement qu’elle a souhaité l’interviewer. Le résultat : un entretien fascinant sur le corps, les représentations, les discriminations, le monde du travail et la tech. Nous espérons qu’il vous plaira autant qu’à nous !
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Bonjour Jennifer, peux-tu te présenter en quelques mots et résumer ton parcours ?
Je m’appelle Jennifer Padjemi, je suis née en 1988.
✍️ Journaliste indépendante et critique culturelle, j’écris pour différents média : presse, podcasts, newsletters, radio et télévision.
Je suis également l’autrice de deux ouvrages : Féminismes et pop culture et Selfie, et j'ai contribué à l’écriture de l’ouvrage collectif Nos identités, celles qu’on nous impose et celles qu’on cache. 📚
Je te suis assidûment depuis la sortie de ton podcast Miroir Miroir en 2018. Qu’est-ce qui a déclenché chez toi cette envie d’approfondir les représentations du corps et de l’apparence ?
💄 En 2014, alors que je travaillais encore comme responsable Lifestyle chez BuzzFeed France, l’explosion du phénomène body positive a suscité mon intérêt. Je me suis dit qu’il était temps d’accompagner celles·eux qui ont grandi dans les années 1990 et 2000, loin des clichés des magazines féminins, à la manière d’une bonne copine encourageante plutôt qu’humiliante.
Très vite, j’ai compris la profondeur du sujet, en ce qu’il implique des questions raciales, de genre, et même sociales… Raison de plus pour m’y plonger !
Dans Selfie, ton dernier ouvrage, tu dénonces “l’arnaque du body positive” et la persistance du beauty privilege dans tous les milieux. Envisages-tu une issue positive à ce backlash ?
Pour remettre en contexte, je ne pense pas que ce soit totalement une arnaque, puisque ce phénomène nous a d’abord servi de manière positive. Le souci bien sûr, c’est sa réappropriation, puis dépolitisation par les marques.
✨ Quoiqu’il en soit, il reste du positif quand on parvient à prendre du recul sur ce que l’on ressent, pourquoi on le ressent et ce que cela signifie. C’est ce que je m’attache à faire dans mon travail, et le fait d’appartenir à ce système ne m’empêche pas de le critiquer de manière constructive.
L’essentiel, c’est d’en parler pour prendre conscience du bullshit qui nous est servi et de comprendre que le capitalisme n’a pas vocation à bouger. En revanche, je constate que les consciences sont plus lucides grâce à la multiplication des outils de réflexion.
Malgré tout, plusieurs marques tentent de changer la donne en se renseignant sur de nouvelles manières de vivre et de penser. Dans une société néo-libérale, il faut tout de même garder à l’esprit que leur but reste de faire du profit et que le marketing ne peut pas se transformer dès demain.
Je le vois comme un véritable bras de fer : plus les consommateur·ices alerteront sur les vies qu’ils·elles ne veulent plus mener, plus les marques se trouveront obligées de repenser leurs systèmes.
❔Une fois le renouveau enclenché, il faut aussi se poser une question : est-ce sincère ou est-on en train de washer une cause ? Est-ce le même homme blanc de 50 ans à la tête de cette initiative ?
Depuis quelques années, de plus en plus de femmes en situation de responsabilité, dites girl boss, sont accusées de mauvais traitements envers leurs employé·e·s. Penses-tu que le phénomène puise sa source dans une vision tronquée de la diversité et de l’inclusion dans le monde du travail ?
Pour ma part, je me méfie de plus en plus des mots qui deviennent des concepts, des mots-valise, voire des hashtags. Mais oui, c’est bien la racine du problème : on n’a pas compris ce que Diversité & Inclusion veut dire, ni même pourquoi on a envie de les mettre en place. J’ai l’impression que l’idée de la diversité reposait surtout sur le genre. En revanche, dès qu’on parle de la question raciale, tout le monde perd sa langue !
Par ailleurs, la diversité de genre a été pensée d’un point de vue masculin : grandes études, statut élevé… Comme si on se demandait qui allait jouer le jeu d’un homme pour se faire respecter et gagner la confiance de celles et ceux qui doutent des femmes. Par conséquent, être une femme n’est pas un gage de bienveillance : il n’est pas exclu de reproduire ce que l’on a soi-même vécu, pensant que cela nous fera accéder au même statut que les hommes.
💸 Malheureusement, on s’est souvent arrêté·e·s à la question du salaire, en oubliant toutes les inégalités sociales et raciales intrinsèques à la vie professionnelle : bien-être, équilibre vie personnelle/professionnelle, évolution professionnelle, vie familiale…
Et finalement, on veut toujours croire qu’il faut être chef·fe pour bien gagner sa vie, alors que tout le monde ne veut pas de ce poste et de ce qui va avec ! Dans cette optique, on a catapulté de nombreuses jeunes femmes à des positions de responsabilité. Malgré tout, l’âge compte, car il apporte de l’expérience et de l’aisance, que l’on peut ensuite retransmettre. Sans cela, les écueils sont multiples et les personnes managées risquent de souffrir.
Ta réflexion poussée sur le féminisme est très infusée de pop culture. Souvent considérée à tort comme futile, en quoi est-elle essentielle à la compréhension de notre société ?
🍿 Récemment, la pop culture est plus en vogue : je vois des médias s’y mettre comme si c’était nouveau, alors qu’on baigne dedans depuis toujours.
Mes deux ouvrages tentent de démontrer qu’elle est partout dans nos vies. C’est un vecteur central de messages et d’images, même sans que l’on s’en rende compte. Tous les problèmes d’estime de soi, alimentaires, de discrimination, sont une résultante directe des représentations véhiculées par l’industrie récréative.
Au lieu de les regarder sans les questionner, je préfère les mettre en avant, les critiquer et les prendre en exemples. Ces images que l’on voit, que l’on consomme, auront forcément des conséquences sur la manière dont on traite les gens : si on ne voit représenté·e·s que des hommes noirs ou nord-africains violents, des personnes grosses malheureuses inactives sexuellement, des femmes noires en colère, on va forcément s’inspirer de ces images lors de nos rencontres de la vraie vie.
Si avancer une théorie sociologique permet de réfléchir et voir les choses différemment, prendre une œuvre en exemple rend le propos plus accessible et ce quel que soit le milieu d’où l’on vient. En fait, il suffit de sortir de sa tour d’ivoire pour prendre conscience que tout compte, de Plus belle la vie à MTV en passant par les magazines, les publicités etc. Dans une société capitaliste, il n’y a pas une seule chose qui ne soit pas pensée pour avoir un impact, et c’est ce que je veux dire dans mon travail. 📺
Et d’ailleurs, la pop culture d’aujourd’hui sera la nostalgie, voire l’histoire de demain. Je dis souvent que je m’intéresse à mon époque, comme le faisaient finalement les penseur·euse·s de la leur. J’ai envie de mettre en capsule mon époque tout en prouvant que tout est lié : ce qui peut nous paraître futile et superficiel ne peut exister sans les actualités qui nous paraissent cruciales comme les conflits dans le monde, par exemple.
Dans ton travail, cet intérêt pour la pop culture se dirige surtout vers le continent nord-américain. Que penses-tu de la représentation des corps racisés en France et du chemin à parcourir ?
🇺🇸 Si je parle beaucoup de l’Amérique du Nord, ça n’est pas par simple envie mais aussi parce que pendant longtemps, il y a eu plus de matière à analyser. D’ailleurs, pour revenir en Europe, ce qu’il se passe en Angleterre ou en Scandinavie est fascinant et ça va dans le bon sens. Ces dernières années, en France, les choses changent, les gens se bougent mais il faut encore attendre pour que les mentalités changent.
En effet, je pense qu’on est encore très loin d’une normalisation des corps racisés. Le peu de fois où je l’allume, j’ai l’impression de voir la même télévision qu’il y a 10 ans. Certes, les représentations avancent mais ça n’est pas encore normalisé : par exemple, lorsqu’Aya Nakamura est devenue l’égérie de chez Lancôme, on en a fait un événement. Bien sûr, j'ai trouvé cela génial et je suis ravie pour elle, mais pourquoi est-ce que ça n’arrive qu’en 2024 ?
Pour moi, on est plus dans une dynamique de visibilisation que de normalisation. Les années 2020 devraient être charnières, mais malheureusement, je constate un recul. À force de représentations exceptionnelles et essentialisées, on risque de repartir dans le sens inverse, pensant que les choses sont réglées.
Quel est le rôle de la technologie dans nos représentations genrées, raciales et corporelles ? Comment inverser les tendances ?
Déjà, il faut se poser la question de qui le fait et pourquoi cette personne le fait. Comme pour les girl bosses, ce n’est pas parce que quelqu’un·e est concerné·e par une discrimination que le résultat sera forcément le meilleur.
Pour moi, c’est l’intention, la proposition qui va compter. Récemment, on a vu dans la tech certaines personnes avec l’envie de changer les choses. Pour y arriver, il faut qu’au-dessus d’elles·eux, on leur permette d’avancer dans leur mission politisée, ou au moins engagée, ce qui n’est pas toujours le cas.
📱 Concernant la tech en elle-même, aujourd’hui, je vois surtout les algorithmes, l’IA… et ça peut faire flipper. Je n’ai pas de solution précise ni les moyens d’y arriver, mais je crois que la tech pourrait être davantage au service de l’humain que l’inverse. Pour moi, la tech se sert beaucoup des consommateur·ice·s pour créer, alors que j’aimerais qu’elle crée moins pour au final améliorer notre vie.
💌 Mon rêve secret serait de revenir vers l’internet du début : moins labellisé, moins paramétré par l’algorithme. Je suis nostalgique de l’internet des communautés, qui, j’en suis convaincue, a été beaucoup plus fondateur de nos sociétés et de nos mœurs que celui d’aujourd’hui. En l’absence des algorithmes qui décident pour elles·eux, les consommateur·ice·s avaient davantage d’inventivité, d’agentivité pour paramétrer leurs identités.
Tout le monde le dit, les années 2020 sont celles de l’hyperconnexion qui rend malheureux·se, à force de recevoir plus que ce que l’on donne. Voilà, ce dont j’ai envie : d’une tech plus communautaire et au service des populations et leur bien-être. 🤲
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